Organisation et conseil

"Dans un monde incertain, les outils classiques d’aide à la décision sont inopérants"

Oubliez les business plans et études de marché ou de la concurrence. Dans un environnement passé du risque à l’incertain, il faut inventer de nouvelles approches en misant sur la résolution de problèmes, davantage que sur l’analyse. 

Thomas Houy, maître de conférences en management à Télécom Paris et Valérie Fernandez, professeure des universités, publient aujourd’hui un livre dans lequel ils présentent leur thèse et leur outil, le Decision Model Canvas.

Quels sont les enjeux auxquels les entreprises sont confrontées aujourd’hui en termes de prise de décision ?

Le modèle populaire VUCA (volatilité, incertitude, complexité, ambiguïté) adopte une définition sans doute trop macroscopique, trop générale, voire trop subjective du monde dans lequel les organisations évoluent. A nos yeux, il est préférable d’exprimer le changement de contexte des entreprises en privilégiant la différence existante entre les notions de « risque » et d’« incertitude ». Pour le dire de manière didactique : dans un monde « risqué », il n’est pas possible de prévoir les événements à venir, mais les agents économiques peuvent toutefois estimer les probabilités de survenance de ces événements. Alors que dans un monde « incertain », les professionnels demeurent incapables d’anticiper l’avenir et il leur est de surcroit impossible de connaître la probabilité d’occurrence des événements futurs.

Si le contexte est soumis à une incertitude réputée « radicale », il peut même faire émerger des phénomènes soudains et totalement imprévisibles (comme la pandémie) qui viennent tout bouleverser. Ayant à l’esprit cette distinction entre le risque et l’incertitude, il est facile de remarquer que les outils à la disposition des entreprises ont été créés dans le monde d’avant, c’est-à-dire dans le monde du risque. Dans un environnement incertain, ces mêmes outils deviennent inopérants.

Quelles postures et compétences vous paraissent mieux adaptées à ce monde incertain ?

 Les entreprises ont conscience des bouleversements à l’œuvre mais ne les formulent pas en termes d’incertitude. Elles sont victimes de biais dans leur prise de décision, comme l’a mis en évidence le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman. Les plus fréquemment observés sont les biais de substitution et de disponibilité, respectivement la tendance à remplacer une question complexe par une question plus simple, et celle qui consiste à tenter d’utiliser ses expériences et savoirs anciens pour mieux agir dans la boite noire. Il est indispensable de passer d’un état d’esprit de problem-designer à celui de problem-solver. Les formations mettent encore trop souvent l’accent sur le développement de compétences analytiques pour penser, intellectualiser, dimensionner les problèmes.

Dans un monde incertain, c’est une posture de résolution qui est à privilégier, avec de la débrouillardise, de l’astuce et de la malice pour "hacker" les problèmes. On doit un concept important, celui d’effectuation, à Saras Sarasvathy. Il s’agit d’adopter une "posture effectuale", et non causale, pour favoriser la sérendipité et le test and learn, s’intéresser aux effets des petites actions entreprises, frugales, rapides et itératives, en tirer des conclusions et avancer pour parvenir à un résultat non anticipé.

Quelles sont les spécificités de votre outil D.M.C, pour Decision Model Canvas ?

C’est un outil d’apprentissage et d’inspiration effectuale. Il peut être utilisé quel que soit le niveau hiérarchique et donc le type de décision à prendre – stratégique, tactique, opérationnelle. Mobilisé pour réfléchir à la pertinence de la décision et l’ajuster, il sert aussi bien à explorer un projet peu mature qu’à affiner un projet déjà avancé. Sa particularité est de ne pas être un outil numérique. L’objectif est de mettre le collectif autour d’une table et de réfléchir ensemble. C’est un objet-frontière, prétexte à réunir des personnes pour confronter leurs points de vue. La rencontre est importante pour sortir des postures figées et inviter tous les acteurs à adopter celles d’ouverture à l’autre et d’interactions sociales.

Autre spécificité de l’outil : les 12 cases ont été coconstruites par nos allers-retours permanents avec des porteurs de projet d’entreprise et d’administration. Des tutoriels vidéo facilitent l’appropriation de l’outil, qui est amené à être évoluer. Nous avons pioché dans la littérature, qui n’a pas suffisamment essaimé dans le monde professionnel, pour chercher tous les résultats intéressants, les articuler, les faire dialoguer, et continuer à enrichir notre compréhension des bonnes pratiques à adopter face à l’incertain.

Propos recueillis par Gilles Marchand

Pour aller plus loin : Déplier l’incertain (téléchargement) et MOOC « manager dans l’incertain ».