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Le bilan carbone des chercheurs en informatique & IA

Le bilan carbone des chercheurs en informatique théorique et en IA

Entretien avec Antoine Amarilli, maître en conférences en informatique à Télécom Paris, mai 2023.

Mots-clés : basse consommation, économie d’énergie, optimisation, neutralité carbone

[TP Ideas] Antoine AmarilliLa recherche d’Antoine Amarilli porte sur l’informatique théorique, mais il emprunte aussi parfois des chemins de traverse. Il est ainsi engagé pour le climat et pointe le fait que, dans les disciplines liées à l’informatique, le modèle d’évaluation des chercheurs reste encore fortement corrélé à leurs déplacements dans les congrès internationaux, avec à la clé un bilan carbone élevé.

Propos recueillis par Isabelle Mauriac.

Podcast

Retrouvez cette interview en format audio dans le cadre du podcast Le ¼ d’heure du chercheur :

Entretien

Vous êtes à l’origine, avec d’autres chercheurs de votre discipline, d’un manifeste publié en 2020 où vous engagez les chercheurs en informatique théorique à diviser par deux leurs émissions de carbone. Pouvez-vous nous en parler ?

Ce manifeste s’appelle TCS4F, Theoretical Computer Scientist for Future, adapté du mouvement Scientist for Future, si je me souviens bien. Nous avons lancé cette initiative pour essayer d’encourager les chercheurs à réduire l’empreinte carbone de leurs activités.(…) Ce manifeste prescrit non un mode d’action, mais un objectif qui est aussi celui des Nations Unies et de l’Union Européenne, consistant à diviser par deux l’empreinte carbone d’ici à 2030 par rapport au niveau pré-Covid. Ce manifeste date de juste avant le Covid, nous l’avons publié juste avant que l’activité de recherche ne soit durablement affectée à cause de la pandémie.

 

Ce manifeste a été signé par environ 200 chercheurs individuels et l’objectif est aussi de fédérer des groupes de recherche, des équipes de recherche, des laboratoires et des congrès internationaux qui sont une importante source d’émissions quand les chercheurs s’y rendent pour présenter leur travaux.

Vous parliez de la pandémie, le Covid a-t-il changé les choses et comment ? Quelle est la situation aujourd’hui ?

Le Covid a changé les choses de façon très locale, sur un temps très court. Du jour au lendemain, il n’était plus possible de voyager, vu que les gens étaient principalement restés chez eux à cause de la pandémie, mais aussi les voyages internationaux n’étaient généralement pas possibles. Par conséquent, tous les congrès qui se tenaient de façon annuelle ont dû se reconfigurer en urgence et sont naturellement organisés en ligne. L’idée de faire des congrès en ligne existait depuis longtemps comme une solution qui permettrait d’éviter de trop voyager, mais personne n’imaginait sérieusement qu’elle puisse être mise en pratique. Soudain, la pandémie a déclenché cela.(…)

Mais il a été parfois très difficile pour les chercheurs de se réadapter sans être vraiment préparés. Cependant, avec la levée des restrictions, progressivement, les conférences se sont remises à avoir lieu en personne, de façon un peu frileuse au début parce qu’organiser une conférence nécessite évidemment de s’y prendre plusieurs mois à l’avant. Il est bon d’avoir quand même une forme de visibilité sur l’évolution de la pandémie (…). Les premières conférences après la période du Covid ont eu lieu en hybride sur un mode de participation en présence avec certains exposés en visioconférence.

Désormais, de plus en plus, les conférences reviennent à leur mode d’organisation précédent en présence et où le recours à la visioconférence est essentiellement exceptionnel. Mais tous les chercheurs se souviennent d’avoir participé à des congrès en ligne qui ne sont  pas forcément un bon souvenir pour eux. Cependant, quand il s’avère compliqué de voyager ou quand les chercheurs se découvrent une conscience climatique, ils repensent au fait qu’il était possible aussi de présenter leurs recherches sans prendre l’avion.

Avez-vous des ordres de grandeur des émissions de CO2 des congrès ?

Malheureusement, une de nos principales revendications serait que les congrès estiment l’empreinte carbone de leurs activités. Cela n’est pas systématiquement fait ; à mon avis, cela ne devrait pas être si compliqué que cela pour des organisateurs de congrès de demander aux participants d’où et comment  ils viennent pour justement estimer ce chiffre et pouvoir suivre son évolution avec le temps. Si on veut diviser l’empreinte carbone par deux, la première chose à faire est de la mesurer pour savoir comment elle évolue par rapport à l’objectif. Globalement, en informatique théorique, il y a de l’ordre de vingt à une cinquantaine de conférences internationales dans les différents sous-domaines de l’informatique théorique. Cela représente environ une centaine de participants, souvent d’origine internationale et venant potentiellement de très loin.

En dehors du cadre de l’informatique purement théorique, les plus grandes conférences en informatique sont consacrées à l’intelligence artificielle. Ici, les participants ne se comptent pas en centaines mais en milliers voire en dizaines de milliers. À ma connaissance, ces grandes conférences n’ont pas davantage mesuré l’empreinte carbone de leurs activités ; mais une conférence à dix à vingt mille participants qui viennent de toute la planète doit forcément générer des émissions proportionnées. Avec une règle de trois par rapport à ce que je vous disais, cela doit se compter en milliers et en dizaines de milliers de tonnes d’équivalent carbone. Il serait bien d’avoir les chiffres exacts afin de pouvoir suivre l’évolution.

Vous parlez de l’impact climatique, mais ce n’est pas le seul. Vous avez aussi réfléchi à la problématique de l’inclusivité puisqu’en informatique, s’il faut voyager pour publier, les chercheurs ne pouvant pas voyager, logiquement, ne peuvent pas publier, est-bien cela

Nous nous sommes d’abord posé cette question à partir du climat. Il est vrai que curieusement, cette culture des congrès n’avait pas vraiment été remise en question précédemment. Cela concerne la recherche en informatique (pas seulement théorique), mais c’est assez spécifique au monde informatique. Cependant je crois que dans d’autres disciplines, même en sciences, il y a aussi évidemment des congrès, mais qui ne sont pas perçus de la même manière par les chercheurs parce qu’en informatique, la recherche est d’abord présentée dans ces congrès, publiée dans les actes des congrès. C’est la publication des actes qui compte pour l’avancement de la carrière des chercheurs, avant éventuellement de donner lieu à une publication dans un journal. C’est une originalité de la discipline, alors que dans d’autres domaines, c’est la publication dans un journal qui prime ; les congrès, sont en plus, cependant moins obligatoires.

 

En informatique, la recherche est d’abord présentée dans ces congrès, publiée dans les actes des congrès. C’est la publication des actes qui compte pour l’avancement de la carrière des chercheurs, avant éventuellement de donner lieu à une publication dans un journal.

Ces congrès nécessitent un voyage physique, ce qui n’est pas pas vraiment mis en cause à l’origine. Avec le climat, la question se pose cependant. En fait, pour des chercheurs comme moi qui ont, par exemple, pendant ma thèse, bénéficié d’un financement permettant de voyager, la France facilite les voyages à l’étranger, notamment pour les visas. Je n’ai pas de problèmes de santé ou de contraintes familiales qui me forceraient à rester chez moi. Mais évidemment, pour des chercheurs de certains pays, le fait d’avoir un visa pour participer à une conférence ne va pas du tout de soi. Le fait d’avoir le financement pour prendre l’avion, en fonction aussi des différences de revenus entre pays, aller aux États-Unis, aller en Europe peut être très cher et difficile d’accès pour les chercheurs. (…) De fait, l’image de l’excellence scientifique, c’est un peu l’entre-soi de chercheurs qui ont les moyens de prendre l’avion et d’aller se retrouver en congrès année après année.(…) Mais de telles barrières empêchent la participation d’autres chercheurs aux congrès et donc à la communauté scientifique.(…) C’est très problématique. Ce n’est pas seulement une hypothèse parce qu’une étude a identifié que pendant la période du Covid, sur des conférences organisées en ligne sans préparation préalable, les femmes ont davantage participé, en comparaison à la période pré-Covid. Pourquoi ? Peut-être en raison de contraintes familiales qui font qu’elles peuvent moins facilement s’organiser pour des voyages professionnels.

Il y donc a aussi un enjeu et nous utilisons ce levier pour inciter les organisateurs de conférences à réfléchir à leur empreinte carbone et à remettre en cause leurs fonctionnements, alors qu’ils n’en ont pas trop l’habitude. Elles se sont cependant saisi de la question de la diversité et de l’inclusivité en essayant attirer des participants d’autres origines. Concernant l’inclusivité vis-à-vis des femmes, les organisateurs de conférences sont plus vigilants sur les incidents de harcèlement et de sexisme. Il y a généralement des responsables de la diversité au sein des conférences pour essayer d’agir dans ces directions-là.

 

Les organisateurs sont face à une grande contradiction : ces conférences ne conviennent pas à celles et ceux qui ne sont pas en mesure de voyager.(…) Or, l’accès aux conférences, comme je le disais en informatique, est nécessaire pour mener sa carrière correctement (…).

En recrutement, ce sont, sur les CV , les publications dans les grandes conférences de leur domaine qui sont les critères les plus importants, afin d’évaluer la valeur scientifique du profil des candidats.(…) En informatique, si l’on recherche un poste de chercheur sans être en mesure de voyager, c’est vraiment très compliqué, je pense.

Pourquoi la publication dans les conférences est-elle requise dans la recherche en informatique alors qu’elle ne l’est pas dans d’autres domaines, je pense à la recherche en physique, en chimie, en mathématiques où on publie dans les journaux mais sans qu’il soit nécessaire d’être présent dans les conférences ?

Je ne sais pas s’il y a des travaux historiques sur le sujet, mais j’ai l’impression que c’est parce que l’informatique est une science plus jeune qui est apparue à un moment où l’aviation était déjà développée, donc elle s’est structurée autour de congrès car les chercheurs étaient en mesure de voyager. Ces congrès, à l’origine informels, se sont progressivement formalisés et sont devenus l’endroit de référence de publication des travaux. Les revus sont plus ou moins arrivées par la suite. J’imagine que dans d’autres domaines plus anciens que l’aviation et les voyages internationaux à grande échelle, le mode de fonctionnement était à base de de revues où les chercheurs s’échangeaient des articles par correspondance sans pouvoir voyager, du fait des moyens de l’époque, pour aller présenter leurs résultats à des congrès. Dans d’autres disciplines, j’ai l’impression que si on veut publier pendant sa thèse,  il est possible de le faire sans voyager ; l’absence de participation aux congrès se verra moins sur le cv. […]

 

Je pense urgent que la recherche change ses pratiques, non seulement quant à l’ impact immédiat de ses émissions de CO2, mais aussi au regard de ce que cela implique sur notre culture et notre perception de l’urgence climatique. Je pense que nous chercheurs (surtout en sciences environnementales) avons un devoir d’exemplarité. Si nous ne prenons pas le sujet suffisamment au sérieux pour arrêter de voyager, qui le fera ?

Quelles sont alors les solutions pour mettre un terme à ces pratiques ou au moins en atténuer les effets sur le climat ? Comment voyez-vous l’avenir ?

Globalement il existe deux directions possibles : changer le système tel qu’il est pour essayer de l’infléchir dans une autre direction ou construire de nouveaux schémas qui s’affranchissent du système existant.

Je pense qu’il faudrait que les conférences acceptent aujourd’hui que les gens ne viennent plus nécessairement en présentiel et publient leur travaux sans faire de présentation, ou bien avec une présentation en ligne. Je ne pense pas forcément qu’il faille passer tous les congrès en virtuel parce qu’on a bien l’expérience que la convivialité n’est pas forcément la même et que les échanges informels sont évidemment plus riches dans un événement physique que dans un événement en ligne. Mais je pense en fait que le message serait déjà que quand les chercheurs voyagent, au moins ils sont sûrs de voyager parce qu’ils ont envie de le faire et rencontrer leurs pairs.

En termes d’innovation, je pense que ce serait bien aussi d’expérimenter plus avec des modes de publication différents, notamment donc des revues à publication plus rapide. Le cycle de publication scientifique est très lent et particulièrement avec les journaux en informatique : on parle de 1 ou 2 ans de délai entre la soumission de l’article et son acceptation… Alors c’est vrai que les conférences sont un peu plus rapides, mais on voit, dans des disciplines qui bougent vite en ce moment comme l’IA, que les gens commencent à fonctionner avec des « pré-print » : dès que l’article est prêt, il est mis en ligne. L’évaluation a lieu après mais l’article est déjà lisible afin de pouvoir être commenté, voire amélioré et ce processus va plus vite que la publication scientifique traditionnelle : on a un article en pré-print qui est posté, d’autres chercheurs qui proposent un autre pré-print améliorant un peu le résultat, etc. Il y a une sorte de course au pré-print qui prend complètement de vitesse ce processus scientifique traditionnel.

Parce que finalement la valeur scientifique est là : plus que le tamponnage après coup et la publication dans un journal qui va conditionner l’évaluation, pour moi c’est le progrès de la connaissance qui est important. C’est que l’échange puisse se faire vite et que ce mode de fonctionnement à base de pré-print puisse être reconnu et encadré, ou en tout cas qu’on puisse se rendre compte qu’il a vraiment de la valeur scientifique. Je pense qu’il y a un espoir que l’activité de recherche se focalise de plus en plus sur de nouvelles pratiques possibles grâce au numérique.

 

Certes, les colloques en informatique datent d’avant internet, mais ce serait bien que la recherche, en tout cas en informatique, prenne aujourd’hui acte de l’existence d’internet, un outil qu’elle a aidé à créer, pour bénéficier de modes de collaboration et de création de nouvelles connaissances qui ne nécessitent pas nécessairement de se déplacer.

 

Vidéo

[Télécom Paris Ideas] Le bilan carbone des chercheurs en informatique théorique et en IA (vidéo)

« Le modèle d’évaluation des chercheurs est questionné par la crise climatique : dans les disciplines liées à l’informatique et à l’IA, le modèle d’évaluation des chercheurs reste encore fortement corrélé à leurs déplacements dans les congrès internationaux, avec à la clé un bilan carbone élevé. S’il faut voyager pour publier, alors les chercheurs qui ne peuvent pas voyager ne peuvent pas publier : en plus de l’impact climatique, il y a un lourd impact en matière d’inclusivité. »

 

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