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Où en est l'évaluation de la recherche en France ?

Où en est l’évaluation de la recherche en France ?

Entretien avec Frédéric Grillot, enseignant-chercheur au Laboratoire de Traitement et Communication de l’Information (LTCI) de Télécom Paris, responsable de l’équipe GTO (Télécommunications Optiques), janvier 2024.

Frédéric Grillot nous accorde un entretien très libre au cours duquel nous abordons les questions de financement ainsi que celles relatives à la nature du travail du chercheur et à sa liberté de ne pas forcément avoir de résultats.

Ses travaux portent sur la photonique, l’optoélectronique quantique avec comme principales applications les communications optiques.

Propos recueillis par Isabelle Mauriac.

Comment évolue l’évaluation de la recherche aujourd’hui ? Quelles sont les problématiques ?

Effectivement il n’existe pas de modèle d’évaluation unique, les pratiques d’évaluation varient entre les communautés de recherche. Par exemple, la métrique du nombre de publications ne peut pas être appliquée de la même manière à des chercheurs en mathématiques pures et à ceux en physique, biologie ou médecine. Les différences dans les façons de travailler et le temps de recherche nécessaire varient considérablement d’un domaine à l’autre. Ces divergences culturelles entre les communautés influent également sur la diffusion de la science.

Concernant l’évaluation de la recherche, bien que cela puisse être parfois un sujet délicat en France, de nombreux autres pays appliquent des métriques bien établies fondées sur le nombre de publications, de conférences invitées, le volume de contrats obtenus annuellement, le nombre d’étudiants en thèse encadrés, le succès de ces étudiants dans leur parcours post-doctorat, la reconnaissance par des sociétés savantes, et même la création de start-up et les transferts de technologies (brevets).

Ainsi, l’évaluation de la recherche ne se limite pas et ne peut pas se limiter exclusivement au nombre de publications. Elle est multifactorielle, avec des pondérations variables selon les communautés. L’ensemble de ces critères contribue à une évaluation plus complète et nuancée de la contribution d’un chercheur à son domaine.

Y a-t-il des spécificités françaises en matière d’évaluation de la recherche ?

Je pense qu’en France, il existe une culture selon laquelle la recherche, pour simplifier, n’est pas orientée vers la « rentabilité ». Dit autrement, il n’y a pas de « business model » de la recherche comme aux États-Unis par exemple. Évidemment, l’objectif premier de la recherche est le développement du savoir et des connaissances, je suis totalement d’accord avec cela, mais cette réalité ne doit pas pour autant gommer la notion d’évaluation. Il est normal que des chercheurs (de surcroit rémunéré par l’État) soient aussi évalués. Comme dans toute entreprise ou profession, il est inévitable de mesurer les résultats et la progression à un certain moment. Personnellement, cela ne me choque pas du tout lorsque l’on évalue ce que je fais.

En tant qu’enseignant-chercheur, vous devez concilier à la fois l’enseignement et la recherche. L’idée sous-jacente est que ces deux aspects sont fortement interconnectés. Un(e) chercheur(e) qui se consacre uniquement à la recherche ne voit jamais les étudiants. Et cela devient contre-productif pour attirer les meilleurs vers ce qui est considéré comme la voie royale dans beaucoup de pays, c’est-à-dire vers le doctorat. De même, un(e) enseignant(e)-chercheur(e) qui ne s’engage que dans l’enseignement ne sera pas le mieux à même de transmettre les récentes découvertes car il ne sera pas vraiment à la page.

Il est essentiel que les deux dimensions, recherche et enseignement, soient synchronisées. J’ai toujours plaidé en faveur d’un système où un(e) chercheur(e) aurait une relative obligation d’enseigner, même un petit volume horaire.

En enseignant, on attire les jeunes vers la recherche en leur expliquant les grands défis de demain. Prenons l’exemple des technologies quantiques. Pour ma part, j’aime expliquer aux étudiants que ce domaine est associé à un gisement d’emplois considérable mais que, pour devenir un acteur compétitif dans ce domaine émergent, il est crucial de s’engager dans des filières qui façonnent les ingénieurs quantiques de demain.

Voulez-vous dire par là que la partie « enseignement » du travail de l’enseignant-chercheur n’est pas assez valorisée ?

Il est souvent constaté que les résultats remarquables en recherche sont privilégiés, reléguant un peu l’enseignement au second plan. Il me semble pourtant essentiel de mieux reconnaître le rôle de l’enseignant(e) et de son enseignement.

Lorsqu’il y a des réussites et des retours positifs des élèves sur les cours, il est impératif de valoriser les personnes méritantes. Il est donc nécessaire de développer des méthodes d’évaluation pour identifier et récompenser efficacement les excellents enseignants. L’enseignement est quelque chose de difficile, d’exigeant. Un(e) enseignant(e) de grande qualité contribue à hauteur de 50% à la réussite des élèves, ce qui justifie selon moi la nécessité de reconnaître et de récompenser cet aspect de l’activité professorale.

Je suis convaincu que l’évaluation devrait être tout aussi importante pour l’enseignement que pour la recherche.

La qualité de l’enseignement est un facteur déterminant dans le choix des étudiants de poursuivre leurs études dans une institution. Des cours de faible qualité peuvent dissuader un(e) étudiant(e) de s’engager dans des programmes plus avancés, comme la réalisation d’une thèse dans un laboratoire. Dans certains pays, cette reconnaissance de l’enseignement existe avec des distinctions telles que les « Teaching Awards ». Cela contraste avec la situation où la recherche est souvent survalorisée par rapport à l’enseignement. Il est important de rééquilibrer cette reconnaissance pour refléter l’importance des deux facettes de la mission académique.

Pour revenir à la question de l’évaluation de la recherche, son évolution est-elle liée au développement du financement par projet ?

Effectivement, aujourd’hui, la recherche est soumise à une évaluation plus poussée, en grande partie en raison du développement du financement par projets qui est devenu incontournable.  Un(e) chercheur(e) qui ne soumet pas de projets reçoit peu de financement, et sans financement, il ne peut pas développer son activité et recruter des doctorant(e)s. Sans doctorant(e)s, pas de résultats, et sans résultats, pas de publication et donc pas de financements. La quadrature du cercle.

Aux États-Unis, par exemple, la recherche est largement basée sur des projets, représentant l’immense majorité du financement. Cependant, la différence majeure réside dans la meilleure flexibilité du système. Il existe de nombreuses agences de financement avec plusieurs guichets ouverts toute l’année, permettant aux chercheur(e)s de soumettre des propositions au fil de l’eau. En France, en revanche, tout est hypercentralisé et globalement les chercheur(e)s doivent composer avec une structure visqueuse qui rend le système peu agile.

À noter cependant, que selon moi, il est essentiel de maintenir un fonds de roulement dans lequel l’État investit dans la recherche fondamentale sans en attendre des résultats immédiats. Les découvertes scientifiques les plus significatives ont souvent émergé de recherches exploratoires, imprévisibles et risquées, initialement décorrélées de tout financement. Maintenir un équilibre entre des financements axés sur des domaines spécifiques et des financements blancs est donc crucial. Cela permet aux chercheur(e)s de prendre des risques en s’investissant dans la recherche fondamentale et de poursuivre des pistes prometteuses propice à l’innovation et au développement technologique.

Et sur cet aspect de financement, la recherche française n’est pas la mieux dotée…

Il est indéniable que la recherche en France souffre structurellement d’un sous-financement. Et on s’en rend compte quand on va voir ailleurs. De plus, la diminution du nombre d’emplois dans le domaine est inquiétante. Cela va à l’encontre de ce qui se passe en ce moment dans les universités américaines qui semblent avoir des plans d’embauches assez vigoureux.

Le pourcentage du PIB consacré à la recherche en France est inférieur à celui de nombreux autres pays, y compris d’autres nations européennes comme l’Allemagne, ce qui pose des problèmes persistants qui commencent à se voir clairement. Ce sous-investissement chronique a conduit notamment au non-renouvellement de nombreux postes d’enseignants-chercheurs dans l’enseignement supérieur. Il va falloir aussi à un moment donne se poser la question des salaires dans la recherche en France. Est-ce normal par exemple qu’un(e) chercheur(e) CNRS débute sa carrière à environ 2300 euros bruts mensuels ?

Le modèle internationalement de plus en plus reconnu est celui des emplois de type « tenure-track ».

Un jeune y débute sa carrière avec un engagement initial de 4 à 6 ans selon les universités. À la fin de cette période, un comité évalue les performances du chercheur. Si les résultats sont jugés insuffisants, le contrat n’est pas forcement renouvelé, mais s’ils sont positifs, alors il(elle) obtient la permanence, équivalente à ce que l’on appelle la « tenure » dans le système nord-américain. En France, les « chaires juniors », des « tenure-track » à la française sont en floraison un peu partout. Ces « CDD » (Contrats à Durée Déterminée) ont pour objectif de recruter les meilleurs éléments, notamment celles et ceux en postdoc à l’étranger, afin de les attirer de nouveau sur des postes « off-scale » qui conduisent directement après la chaire à un emploi permanent de Professeur ou de Directeur de Recherche.

Est-ce selon vous une bonne formule ?

Le problème est que, en France, on fait un patchwork de choses différentes en combinant divers éléments provenant de différents systèmes, ce qui peut en effet générer des défis en termes de cohérence et d’efficacité. Par exemple, pour les emplois, il y a d’une part, les professeurs juniors occupant des chaires, et d’autre part, des chercheurs recrutés en contrat à durée indéterminé (CDI) par le canal traditionnel parfois avec des rémunérations moindres. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Il est indéniable que cette diversité, bien que riche en avantages potentiels, accentue la complexité et soulève des interrogations. Une réflexion approfondie est donc nécessaire pour garantir une meilleure fluidité de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il est crucial d’adresser ces questions afin d’assurer un environnement de travail plus roboratif à la recherche française. Sinon, je ne suis pas sûr que tout cela soit vraiment une bonne idée.

Sur ce point, de nombreux décideurs n’ont pas une bonne compréhension du fonctionnement de la recherche. Leur connaissance ne repose souvent que sur une perception superficielle, car ils n’ont pas d’expérience de terrain. Les réussites du MIT, d’Harvard et d’autres institutions de renom sont le fruit de processus évolutifs complexes et adaptatifs sur de nombreuses années. Ces institutions ont su naviguer avec agilité à travers des changements de paradigmes, s’adapter aux besoins changeants de la recherche et établir des cultures d’innovation qui transcendent les époques. La mise en place de modèles similaires dans notre contexte ne peut pas se faire à coup de décisions politiques et nécessite une compréhension approfondie de la dynamique spécifique de notre écosystème national.

Ensuite, les questions de financement, notamment par projets, renvoient de façon plus fondamentale à la question de la nature du travail du chercheur et à sa liberté de ne pas forcément avoir de résultats. La recherche est-elle un métier comme les autres ?

La question fondamentale, selon moi, est de savoir si nous avons une véritable liberté dans notre travail. Pour moi, un(e) chercheur(e) doit avoir la liberté de poursuivre ses propres idées et projets. Il n’est pas possible d’imposer à un(e) chercheur(e) de mener telle ou telle recherche, car cela ne fonctionne pas et ne fonctionnera jamais ainsi. De même, il n’est pas réaliste de dicter à un(e) chercheur(e) comment il(elle) doit travailler ou avec qui collaborer. Un prérequis essentiel pour mener une recherche de qualité est donc d’avoir une véritable liberté académique.

Il est primordial de pouvoir développer ses propres sujets, de chercher sans nécessairement avoir une pression court-termiste. La liberté académique constitue un élément crucial pour encourager la créativité, l’innovation et l’exploration intellectuelle de tous les domaines de recherche.

Aujourd’hui, cela est-il toujours le cas où entre-t-on dans une logique plus utilitaire ?

Si l’on examine la situation de manière objective, la question de la totale liberté dans la recherche se complexifie. En principe, oui, nous avons la liberté de chercher, mais la réalité du financement influence considérablement cette liberté. Les agences de financement, qui jouent un rôle essentiel, orientent nos choix. En caricaturant un peu, il est devenu plus difficile d’obtenir des financements si les projets ne s’inscrivent pas dans les domaines en vogue, comme par exemple, aujourd’hui l’intelligence artificielle ou le quantique. Ainsi, quelle que soit la spécialité de recherche, il est indéniable que nos orientations sont influencées. Ceci constitue un point important sur la façon dont les sources de financement peuvent affecter la diversité des sujets et la liberté de recherche.

Nous parlons des financements, mais de l’autre côté du spectre, le « passage obligé » que constitue pour un chercheur la publication dans une revue scientifique de renom n’oriente-t-elle pas également les sujets de recherche ?

Ce qu’on observe, surtout dans mes domaines, c’est une prolifération importante de journaux scientifiques au cours des vingt dernières années, créant un véritable marché de la Science. Cette compétition pousse inévitablement certains grands journaux, typiquement ceux avec de très gros facteurs d’impact à privilégier des sujets dans l’air du temps. À mon niveau, je conseille toujours à mes étudiants de ne pas considérer la seule publication dans une revue prestigieuse comme un objectif en soi. L’important est de publier ces résultats en ciblant au mieux les journaux en fonction du contenu et du public visé. Certains journaux, avec des facteurs d’impact plus modestes sont aussi d’une très grande qualité. La vie de la recherche ne se limite pas aux revues comme Nature ou Science. Et obtenir un poste académique ne dépend pas exclusivement de publications dans ces revues prestigieuses.

Il est vrai que certaines publications peuvent contribuer à individualiser l’évaluation en « starisant » un peu le chercheur. Cela peut parfois se faire au détriment de son équipe, de son laboratoire et des autres collaborateurs qui ont travaillé avec lui. Après, c’est au chercheur, avec son service de communication, de rétablir l’équilibre.

Mais, ce que je déplore aussi, est que trop publier en France peut parfois susciter de la suspicion. Un chercheur très productif peut être perçu comme ayant manipulé ses indicateurs. Je l’ai entendu fréquemment en France et l’ai moi-même vécu. En France quelqu’un qui publie beaucoup est souvent regardé avec méfiance.

Mais je reste convaincu que la publication est essentielle et reflète la dynamique du travail de recherche d’une personne et de son équipe.

À mon sens, la finalité de notre métier réside dans la diffusion de la science et le développement de nouvelles connaissances. Tant que ce n’est pas publié, ce n’est pas fait, me disait l’un de mes mentors !

Ces deux approches complémentaires qui doivent être menées de front, sont cruciales pour atteindre cet objectif : la recherche et l’enseignement. Elles se nourrissent mutuellement, contribuant ainsi à l’avancement et à la transmission du savoir. Les progrès de l’humanité reposeront toujours sur le développement du savoir et de la connaissance.

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