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Joka Jobs, l’insertion professionnelle par la mobilité

Joka Jobs, l’insertion professionnelle par la mobilité

Entretien avec Dana Diminescu, enseignante-chercheure en sociologie, juillet 2023.

Mots-clés : initiatives citoyennes, emploi

Dana DiminescuL’application mobile Joka Jobs créée à partir des recherches de la sociologue Dana Diminescu, professeure à Télécom Paris, mise sur le jeu et la mobilité des demandeurs d’emplois pour favoriser l’insertion et l’emploi local. Déjà mise en œuvre en Île-de-France depuis 2020, elle est déployée depuis mars 2023 en Hauts-de-France, pour la première fois en partenariat avec Pôle emploi.

L’occasion de revenir avec Dana Diminescu, professeure à Télécom Paris, sur cette appli au croisement des recherches en sciences sociales et de l’ingénierie informatique.

Propos recueillis par Isabelle Mauriac.

Comment une application informatique pour l’insertion professionnelle peut-elle miser sur la mobilité physique des jeunes ?

Les objectifs de Joka Jobs sont de favoriser la mise en relation des recruteurs avec les demandeurs d’emploi en circuit court, recruter en local et faire découvrir des métiers. L’application se présente sous forme de serious game, où les joueurs sont les demandeurs d’emplois. Ce « Pokemon Go » du recrutement encourage les jeunes à venir à la rencontre des entreprises grâce à un jeu de piste, qui fait apparaître au fil de leurs déplacements les employeurs géolocalisés par l’appli. Le but ? Se déplacer dans sa ville ou son quartier pour aller découvrir les offres géolocalisées sur une carte et gagner des points, jusqu’à décrocher le graal : un CDD, un stage, une alternance… Trois types d’utilisateurs se croisent sur l’application : des demandeurs d’emploi, de stages, d’alternances et de service civique, des recruteurs, mais aussi des bénévoles appelés « jokers » qui apportent de précieux conseils aux jeunes. L’application se présente sous la forme d’une carte couverte de nuages qui disparaissent lorsque l’utilisateur explore sa ville. Au fil de ses déplacements et de ses interactions, l’utilisateur cumule des points et débloque des offres d’emploi. Le jeu augmente ainsi la mobilité, facilite l’élargissement de son réseau et accélère la rencontre directe entre jeunes et recruteurs.

 

« Ce partenariat avec Pôle emploi permet bien sûr de centraliser le maximum d’annonces, mais aussi aux conseillers d’accompagner les jeunes en jouant le rôle du Joker dans l’application. »

Comment va Joka Jobs depuis son lancement en 2020 ? Quelle est son actualité ?

Joka Jobs a fait ses premiers pas en région parisienne à partir de 2020. On était alors en pleine crise du Covid-19, ce qui a forcément été un frein… Aujourd’hui l’appli a trouvé sa pleine mesure dans les Hauts-de-France où elle s’est déployée début 2023. La grande nouveauté est le partenariat que nous avons noué avec Pôle emploi, qui a organisé avec les Missions locales des rallyes dans pas moins de huit communes, permettant aux jeunes demandeurs d’emploi de la région d’accéder de façon ludique aux recruteurs. Ce partenariat avec Pôle emploi permet bien sûr de centraliser le maximum d’annonces, mais aussi aux conseillers d’accompagner les jeunes en jouant le rôle du Joker dans l’application. En cela, il s’inscrit parfaitement dans la logique du contrat engagement jeunes mis en place par le gouvernement, qui leur demande de justifier de leurs recherches de job.

 

« C’est l’un des atouts majeurs de Joka Jobs que d’évoluer en permanence en fonction du feed-back des utilisateurs. Cet aller-retour permanent entre la recherche et le réel enrichit la scénographie du jeu, de manière très agile. »

L’application a-t-elle évolué depuis son lancement ?

Oui ! C’est l’ADN de Joka Jobs de se nourrir des retours de terrain. Joka Jobs version 2023 n’est plus la même qu’au moment de son lancement en 2020 et c’est l’un de ses atouts majeurs que d’évoluer en permanence en fonction du feed-back des utilisateurs. Cet aller-retour permanent entre la recherche et le réel enrichit la scénographie du jeu, de manière très agile. Avant même la première version,  nous avons testé l’appli en Seine-Saint-Denis avec vingt jeunes et expérimenté la façon de travailler avec les conseillers… Cela a permis d’améliorer le scénario et au bout de trois semaines, les jeunes avaient tous trouvé un job dans la vraie vie, grâce à la géolocalisation mais aussi à leurs échanges entre eux. Encore aujourd’hui, nous modifions des fonctionnalités en prenant en compte les retours des jeunes et ceux des conseillers Pôle emploi qui animent les rallyes dans les Hauts-de-France. C’est aussi un très bon exemple de reprise d’une innovation par les acteurs institutionnels, ce qui correspond à mon projet de départ. Je souhaiterais d’ailleurs pour les années à venir que Joka Jobs se déploie encore davantage en fonction des besoins des acteurs et des zones géographiques.

 

« Joka Jobs a été nourrie par des années de recherche en sciences sociales, sur le rapport entre le numérique, la société et l’ingénierie informatique. »

Quelle a été la genèse du projet et son amorçage ?

Plusieurs champs de recherche se rencontrent dans Joka Jobs : les questions de mobilité et de connectivité, de précarité et l’accès à l’emploi, de gamification… Joka Jobs a été nourrie par des années de recherche en sciences sociales sur le rapport entre le numérique, la société et l’ingénierie informatique. Nous avons croisé ce que l’on appelle l’urban computing, orienté vers le développement de dispositifs favorisant des formes nouvelles de socialisation des mobilités avec la mobilité connectée comme élément fondamental de l’étude d’intégration sociale.

Tout est parti d’une étude sur la mobilité connectée. C’est dans ce cadre que nous avons suivi une cohorte en 2012, afin d’analyser quatre catégories plus ou moins stabilisés professionnellement et plus ou moins mobiles. Nous nous sommes rendu compte que, parmi les plus précaires, ceux qui s’en sortaient le mieux étaient les plus mobiles, qui nouaient le plus de contact. C’est cette expérience qui m’a donné l’idée de JokaJobs. Le scénario de l’application est l’incarnation de nos recherches. Plus une personne est mobile, plus elle noue des relations, qu’on appelle des liens faibles, plus elle a d’opportunités. Puis deux autres projets se sont enchaînés : « qu’est-ce qu’une intégration quand on est connecté » et « téléphonie solidaire », un programme d’Emmaüs Connect. J’ai étudié ce que signifie être connecté et quels sont les besoins des populations en situation de précarité pour mieux s’intégrer.

De leur côté, Christian Licoppe et Julien Morel, deux autres chercheurs de Télécom Paris, ont étudié des jeux géolocalisés et enquêté sur Google Ingress. Ils ont montré que les gens qui se rencontraient pour jouer en virtuel se donnaient ensuite des rendez-vous pour se voir en face à face dans la vraie vie. J’ai ensuite voulu savoir ce qui se passe pour les jeunes, surtout dans les cités, dans les cages d’escalier, car il y a beaucoup d’immobilité ; nous avons étudié les pratiques des habitants pour les aider à passer de l’immobilité et l’e-mobilité… Nous avons enfin initié une autre série de recherches basées sur une méthode d’accompagnement dans la mobilité, cette fois pour nourrir directement Joka Jobs : nous avons accompagné les jeunes et nous les avons enregistrés dans leur recherches de travail, nous avons observé comment ils utilisent leur téléphone pour s’orienter, les sms qu’ils s’envoient, quels réseaux ils utilisent… puis nous leur avons demandé de faire une carte mentale de leurs déplacements. Chacune de ces recherches a enrichi les fonctionnalités et la scénographie du jeu, puis sur chaque projet, des partenaires y ont cru et nous ont permis de suivre les mobilités et les communications durant des longues périodes dans le temps, en Seine-Saint-Denis puis dans le bassin minier. Nous avons eu des financements de Bouygues Telecom,, le SATT Paris-Saclay, SIA, etc.

Vous allez un peu à l’encontre de l’idée reçue que le numérique ne peut qu’être un outil contribuant à déshumaniser la relation ?

Oui, car au contraire, Joka Jobs permet de remettre l’humain au centre. D’abord par son action sur le marché informel du recrutement. Nous avons ainsi très vite remarqué que les jeunes se font aussi agents de recrutement en gagnant des points par la collecte des annonces informelles dans la rue, sur les vitrines par exemple. Cela nous a conduit à développer des fonctionnalités : le jeune photographie une annonce dans une vitrine, elle se géolocalise dans l’appli et le jeune gagne des points. Joka jobs « aspire » le marché informel du travail et lui donne une visibilité sur la carte ; le jeu crée une petite communauté qui va s’entraider et se transmettre les offres d’emplois. Et puis, Joka Jobs fait sortir les jeunes de chez eux pour explorer le territoire et les recruteurs sont prêts à les recevoir ! Tout cela réintroduit du contact humain dans une chaîne où tout est devenu digital et déshumanisé dans le processus de recrutement.

 

« Joka Jobs réintroduit du contact humain dans une chaîne où tout est devenu digital et déshumanisé dans le processus de recrutement. »

 

 

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