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Le rôle des médias sociaux dans la gestion des crises

Le rôle des médias sociaux dans la gestion des crises
Et si les médias sociaux étaient aussi un outil au service de nos démocraties ?

Entretien avec Caroline Rizza, enseignante-chercheure en Sciences de l’Information et de la Communication, avril 2023.

Mots-clés : initiatives citoyennes, prévention, attentats, catastrophes

Caroline RizzaCaroline Rizza s’intéresse depuis 2014 au rôle des médias sociaux dans la gestion des crises.

Prenant en quelque sorte le contre-pied du procès en populisme fait à ces nouveaux médias, Caroline Rizza a consacré une partie de ses recherches à la manière dont ils peuvent être mobilisés de façon vertueuse pour aider à gérer les crises, que ce soit par les citoyens ou par les pouvoirs publics.

Propos recueillis par Isabelle Mauriac.

« Des « Blackberry riots » en Grande-Bretagne en 2011 à l’invasion du Capitole par les pro-Trump en 2021, les médias sociaux ont été et restent perçus comme menaçants. »

 

Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux médias sociaux ?

Au départ orientés vers le e-learning et les innovations pédagogiques en matière d’apprentissage (notamment au département Innovation Pédagogique de Télécom Paris de 2005 à 2010 et dans le cadre d’une collaboration avec l’OCDE lors du projet « Les apprenants du nouveau millénaire »), mes travaux tournent depuis leur début autour de l’utilisation des innovations numériques par les acteurs publics et la société civile. C’est assez naturellement qu’ils se sont orientés à partir de 2011 sur les médias sociaux, alors que j’étais détachée auprès du Centre commun de recherche de la Commission Européenne, à Ispra en Italie. C’est en effet à ce moment-là que le phénomène a pris une ampleur inédite. Je cherche à comprendre comment cet espace public virtuel, qui fait plutôt peur aux institutionnels, parce que la parole se crée dans l’instantanéité et y circule librement, peut être un lieu de prévention et de préparation à des événements majeurs, d’origine naturelle.

Vos travaux voient plutôt les médias sociaux, pourtant très décriés, sous un jour positif ?

Bien sûr je ne fais pas l’impasse sur leur face sombre, que ce soit l’émergence du cyberharcèlement pouvant conduire jusqu’au suicide, les cas où la technologie peut permettre à la population de s’organiser contre les autorités, ou bien les campagnes de désinformation qui ont pris une ampleur inédite avec la crise sanitaire de Covid-19. Des « Blackberry riots » en Grande-Bretagne en 2011 à l’invasion du Capitole par les pro-Trump en 2021, les médias sociaux ont été et restent perçus comme menaçants. Ils sont aujourd’hui utilisés par les leaders, partis et mouvements populistes partout sur la planète à des fins de propagande. Je n’ai pas choisi d’orienter mes recherches sur ces perversions des médias sociaux mais me suis intéressée très vite aux vertus de ces nouveaux canaux de communication dans des contextes d’événement majeur : comment ils permettent aux citoyens de s’organiser, de s’entraider, de communiquer des informations aux pouvoirs publics…

 

« Je cherche à comprendre comment cet espace public virtuel, qui fait plutôt peur aux institutionnels, peut être un lieu de prévention et de préparation à des événements majeurs. »

Tous les médias sociaux se valent-ils ?

Non, bien sûr, et il est essentiel de comprendre la différence entre les réseaux sociaux comme LinkedIn ou Facebook et un outil de micro-blogging comme Twitter où on dépasse son cercle d’amis, ou encore une plateforme de contenus comme Wikipédia. Mieux identifier les caractéristiques de ces médias sociaux va permettre aux pouvoirs publics, et à chacun, de mieux les utiliser.

Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux médias sociaux en France ?

Les attentats du Bataclan en 2015 ont accéléré la prise de conscience des pouvoirs publics de le leur utilité dans les crises. Ils ont accompagné les Français durant des heures pour s’informer, s’organiser, témoigner et se rassurer. Ils ont permis à certains de trouver un abri (#PortesOuvertes), à d’autres de rechercher leurs proches (#RechercheParis), à tous les Parisiens de rassurer leurs amis (Safety Check) et aussi aux forces de sécurité de diffuser leurs messages. Du Ministère de l’Intérieur à la Préfecture de police de Paris, en passant par la Direction Générale de la Sécurité Civile et de la Gestion de Crise, les institutions se sont retrouvées sur Twitter. «Partager un tweet peut sauver des vies », dira sur i-Télé le commandant des sapeurs-pompiers de Paris. Mais intégrer ces nouveaux médias dans leurs pratiques nécessitent de repenser leur processus et d’adopter une nouvelle culture de communication de crise.

L’incident de Lubrizol en 2019 a mis en lumière la nécessité de ces nouvelles pratiques pour communiquer sur les médias sociaux où sont désormais attendues les autorités publiques. Enfin il y a eu la crise du Covid-19 pendant laquelle j’ai eu l’opportunité d’effectuer une observation au sein du Service d’incendie et de secours (SDIS) du Gard situé à Nîmes. Cette enquête immersive m’a permis d’affiner mes hypothèses de recherche sur le rôle-clé que peuvent jouer les initiatives citoyennes lors d’une crise. Et ce, qu’elles naissent dans l’espace public commun ou virtuel. Je me suis ensuite penchée avec la sociologue Sandrine Bubendorff sur la façon dont cette crise avait été abordée sur Wikipédia, encyclopédie en ligne offrant un contenu librement réutilisable, objectif et vérifiable, que chaque citoyen peut modifier et améliorer. Cet objectif est difficile à assurer lorsqu’il s’agit de documenter en temps réel une crise caractérisée par l’incertitude, comme celle du Covid-19. Mais nous avons pu mettre en évidence que c’est précisément dans un contexte d’incertitude que les citoyens vont mobiliser la plateforme pour faire et donner du sens à l’événement.

Pour résumer, mes travaux s’intéressent à ces initiatives citoyennes naissant et s’organisant sur les médias sociaux et aux enjeux de leur intégration en gestion de crise : de quels types sont ces initiatives ? Quels mécanismes les soutiennent ? Comment viennent-elles complexifier la gestion de crise ? Pourquoi les intégrer à la réponse à la crise ?

Qu’est-ce que changent précisément les médias sociaux dans la gestion de la crise ?

Les crises qualifiées de « sécurité civile » se caractérisent souvent par une cinétique rapide (montée en « pic de crise » et retour « à la normale »), des incertitudes, des tensions, des victimes, des témoins… La littérature scientifique a mis en évidence la présence et la manifestation, simultanées à la crise, d’initiatives citoyennes pour y répondre : lors d’un tremblement de terre, d’une crue, les premières personnes à porter secours aux victimes sont les citoyens sur place ; lors de la phase de récupération, ce sont très souvent les citoyens locaux qui s’organisent pour nettoyer, reconstruire.

À titre d’exemples, lors des attentats de Nice en juillet 2016, les taxis se sont immédiatement organisés pour évacuer les personnes présentes sur la Promenade des Anglais. Gênes (Italie), qui connut en 1976 et en 2011 deux crues subites d’une exceptionnelle violence, vit par deux fois ses jeunes citadins se porter volontaires pour nettoyer les rues et aider commerçants et habitants des jours durant.

L’arrivée des médias sociaux dans la vie quotidienne est venue enrichir ce panel d’initiatives en permettant qu’elles se manifestent et s’organisent en ligne, en complément des actions qui naissent habituellement et spontanément sur le terrain.

Dans les cas de d’événements majeurs, des informations précieuses peuvent aussi être récupérées par les secours et forces de sécurité. Cela n’empêche pas bien sûr les rumeurs qui sont inhérentes à toute crise, mais justement les détecter permet également de mieux gérer et répondre à la crise..

En quoi la crise du Covid-19 vous a-t-elle permis d’avancer vos recherches en matière de contribution du numérique à la sécurité civile via la gestion des volontaires et des initiatives citoyennes ?

Nous avons étudié les ressorts de la production de contenus concernant la crise sanitaire, en la comparant à des crises plus ponctuelles comme celle des attentats du 13 novembre 2015, au sein du projet MACIV (Management of Citizens and Volunteers : the social media contribution to crisis management) financé par l’Agence Nationale de la Recherche. Ce projet, que nous avons terminé en 2022, avait pour objectif d’étudier les flux d’information et les initiatives citoyennes sur les médias sociaux lors d’un évènement majeur, afin d’inciter les acteurs de la gestion de crise à les intégrer dans leurs pratiques. Il visait également le développement d’un module de gestion des volontaires et des initiatives citoyennes au sein d’une plate-forme dédiée. Conduit en étroite collaboration avec les principaux acteurs institutionnels français en charge de la gestion de crise (DGSCGC du Ministère de l’Intérieur, Zone de Défense et de Sécurité de la Préfecture de police de Paris, Service d’Incendie et de Secours du Var, Association citoyenne VISOV), le projet a durant quatre ans permis l’observation de situations de crise réelles et la mise en place d’exercices de sécurité civile qui a permis de mettre en lumière et de discuter les enjeux de ces nouvelles pratiques. Nous venons avec Sandrine Bubendorff d’éditer aux Presses des Mines un ouvrage qui retrace ce projet, en collaboration avec les partenaires institutionnels et académiques du projet.

Comment les pouvoirs publics se saisissent aujourd’hui des médias sociaux ?

L’intégration de ces pratiques citoyennes complexifie le travail des gestionnaires de crise et les institutions publiques en charge. Ces nouveaux outils nécessitent également de nouvelles compétences et une acculturation en matière de communication de crise.

L’État a beaucoup progressé ces dernières années dans la modernisation de sa culture du risque. Dans le même temps, la nature des risques change, ils sont plus diffus car étroitement liés désormais au réchauffement climatique, on parle de « creeping crisis ». J’ai été associée en 2020 à la mission lancée par la ministre de la transition écologique Barbara Pompili pour formuler des propositions pour renforcer la sensibilisation du grand public aux risques naturels et industriels.

L’objectif était d’aller vers plus d’implication des populations et de moderniser les dispositifs d’information et d’acculturation du public aux risques, mais aussi de répondre à un enjeu de protection des populations dans le contexte de la montée des dérèglements climatiques.

Quelles sont vos actualités ?

Nous venons de terminer le projet « Numérique et Living-Lab pour un citoyen secouriste » mené en collaboration avec la centrale 144 des hôpitaux de Genève et financé par la Fondation MAIF. Il visait à comprendre l’apport des applications d’accompagnement aux gestes de premiers secours et de la vidéo dans la prise en charge des victimes d’arrêt cardiaque et à créer une communauté de citoyens secouristes sur un territoire délimité (Genève), grâce à la méthodologie de Living-Lab intégrant une approche artistique.

J’accompagne actuellement l’Accord EUR-OPA Risques Majeurs du Conseil de l’Europe à la rédaction de directives et recommandations pour une meilleure utilisation des médias sociaux dans la prévention et la gestion des risques naturels majeurs, présentées en octobre 2023 à Strasbourg.

En septembre 2023 débute le projet « Résilience des populations face aux risques émergents d’un territoire : Numérique et modélisation » en collaboration avec le Service d’Incendie et de Secours des Yvelines et financé par l’Institut des Hautes Études du Ministère de l’Intérieur dans le cadre du Fonds d’Investissement en Études Stratégiques et Prospectives. Le projet propose d’étudier les potentiels risques émergents du territoire et les acteurs et communautés citoyennes pertinentes pour leur prévention et leur gestion, afin d’initier et de construire dès la phase de prévention d’un événement des opportunités de collaboration entre ces acteurs en mobilisant le numérique.

Enfin, je suis actuellement en séjour d’étude en alternance au sein de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) à Hanoï au Vietnam. Cette collaboration initiée il y a un an prend la forme de missions longues sur place afin d’enrichir mes connaissances de la gestion des crises et des risques naturels dans une perspective relevant des « Sustainability Sciences ». Comment appréhender les catastrophes naturelles conséquentes au réchauffement climatique comme une opportunité de repenser leurs préventions et leurs gestions et d’améliorer la résilience des populations locales ? Des projets sont en cours de montage avec l’aide de la Sécurité Civile française et de l’ASEAN : notamment un projet de thèse avec la sécurité civile indonésienne sur la résilience des populations locale ou bien le possible apport du numérique dans la communication de crise au Vietnam (projet déposé auprès du Ministère de l’Agriculture vietnamienne en collaboration avec l’Académie de l’agriculture du Vietnam à Hanoï).

Bibliographie

  • Caroline Rizza, Sandrine Bubendorff (Eds.). Gérer les crises avec les media sociaux ? Une approche pluridisciplinaire et professionnelle. Presses des Mines, 2022. 978-2-35671-871-6. ⟨hal-03850504⟩
  • Caroline Rizza. MACIV – Management of citizens and volunteers: the social media contribution in crisis situation : Compte-rendu de fin de projet. [Rapport de recherche] ANR (Agence Nationale de la Recherche – France). 2022. ⟨hal-03713615⟩
  • Mission sur la transparence, l’information et la participation de tous à la gestion des risques majeurs, technologiques ou naturels établi par Frédéric Courant (Président de la mission), Jean-Frédéric Biscay, Damien Boutillet, Caroline Rizza, Freddy Vinet, Karine Weiss avec le concours de Maryline Simoné (CGEDD), Julie Dehays. Juin 2021.

 

 

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