Télécom Paris Ideas
Enjeux environnementaux du numérique et sciences sociales

Étudier et enseigner les enjeux environnementaux du numérique par les sciences sociales

Jean-Samuel Beuscart, sociologue du numérique, février 2024.

Jean-Samuel BeuscartJean-Samuel Beuscart a rejoint Télécom Paris en 2022 après avoir travaillé pendant 15 ans au laboratoire de recherche en sciences sociales d’Orange. Il s’intéresse à de nombreux sujets, depuis le marché de la musique en ligne, sur lequel il a fait sa thèse, jusqu’aux questions de démocratisation et participation. Jean-Samuel Beuscart intervient dans le cadre du tout nouveau cursus « Tsé » (Transition sociale et écologique). C’est sur le thème de l’interaction entre les enjeux environnementaux et les enjeux numériques que nous l’interrogeons.

Propos recueillis par Isabelle Mauriac.

Pouvez-vous nous parler de votre intervention dans le cadre de « Tsé » (transition sociale et écologique), le cursus qui a été inauguré cette année ?

Mon cours débute en ce moment (en février 2024), donc je n’ai pas de recul encore sur l’accueil des élèves ni sur son impact. Je peux juste témoigner de ce que nous avons voulu faire et des questions que nous nous sommes posées.

Construire un cours de TSE n’est pas si évident, car tout est à inventer. Philippe Ciblat a fait un travail considérable pour concevoir et organiser ce cours, en articuler les apports des sciences dures et des sciences sociales. Sur les questions d’impact environnemental du numérique, il ne s’agit pas juste de compléter ou de préciser une matière que d’autres ont déjà investie. Donc, nous nous sommes posé les questions fondamentales sur ce qui est pertinent à raconter, ce qui est du savoir solide sur ce sujet, de la conjecture probable, ou de la théorie politique… Pour ce qui concerne mon intervention, la sociologie de la transition écologique est encore un champ émergent. J’ai pour ma part déjà travaillé précédemment sur les enjeux autour de l’empreinte du numérique, leur traduction en éco gestes, les débats sur les responsabilités respectives du consommateur et des infrastructures.

Mais avez-vous des éléments tangibles à transmettre aux étudiants sur l’impact du numérique ?

Cela fait quelques années que l’on mesure l’empreinte carbone des activités industrielles, c’est aujourd’hui assez codifié… alors que la mesure de l’empreinte du numérique est encore balbutiante. On ne s’est pas encore mis d’accord sur les émissions carbone d’un giga de streaming sur Netflix !

La question a été mise à l’agenda assez récemment, la France est plutôt pionnière sur le sujet. Le Shift Project a publié une étude qui a eu pas mal de retentissement en 2018 et permis de mettre ce sujet à l’agenda. Auparavant, un certain nombre d’acteurs de la société civile s’étaient saisis de la question à la fin des années 2000, notamment Green IT et Greenpeace, en pointant le fait que le numérique n’était pas que de l’immatériel, mais avait aussi un impact. Ces acteurs se sont appuyés sur une littérature scientifique un peu éparse, qu’on peut dater à la fin des années 1990, de chercheurs, américains, puis suédois, suisses et français qui avaient tenté de mesurer l’impact carbone des ordinateurs de bureau, d’internet, de l’infrastructure réseau, ou d’une transmission. Et quand on se penche sur cette littérature, on voit qu’elle diverge énormément, avec des ordres de grandeur de cent entre deux articles de bonne foi, mais qui ne mesurent pas le même domaine du réseau : le cœur réseau, ou le cœur réseau avec les box, ou les box avec les usages…

Certains ont fait du top-down, d’autres du bottom-up, certains sont partis des composants et ont multiplié, d’autres au contraire d’une estimation globale de la consommation électrique d’un réseau sur un pays… Bref, selon les méthodes utilisées, on a des divergences très fortes. Et c’est quelque part le fonctionnement normal d’une scène scientifique qui est en train de se structurer. Cela reste de bon aloi.

Mais au moment où ces études sont arrivées sur la scène publique, les recherches n’étaient pas solides, et il restait trop de divergences. Quand le Shift Project s’est penché sur le sujet, son objectif n’était pas de trancher sur une mesure très précise d’impact, mais de prendre acte de l’existence de ce bilan et de son augmentation. Dans leur second rapport, ils se sont intéressés à l’empreinte de la vidéo ; dans une interview, ils ont été amenés à sortir de leur posture consistant à fournir une évaluation globale, et ont proposé des estimations du type « une heure de streaming sur Netflix c’est tant de kilomètres de voiture ». C’est bien trop compliqué à approximer. En a découlé une controverse avec l’Agence internationale de l’énergie et d’autres d’acteurs qui ont affirmé que, si le numérique avait bien une empreinte, peut-être n’était-elle pas si importante que ça, ou peut-être avait-elle été mal mesurée…

Aujourd’hui, le débat continue, mais il n’y a pas forcément d’accord très solide sur cette question de la mesure de l’empreinte carbone du numérique.

La première question que vous soulevez est celle de ce qu’on mesure ? Il faut d’abord s’accorder sur l’objet ! Où met-on les frontières de l’empreinte carbone, comptabilise-t-on les rebonds, pour le dire autrement, comptabilise-t-on les changements dans les usages qu’entraîne le numérique…

En fait, il existe deux débats. D’abord sur ce qu’on intègre dans le numérique. Y inclut-on tous les téléphones, tous les ordinateurs, tous les téléviseurs, ou ne compte-t-on que le réseau, etc. Il y a un débat sur quels sont les chiffres de référence. Combien consomme une antenne 4G Huawei par exemple ? Et sur ce point, les gens de Huawei ne disent pas les mêmes choses que les gens d’Oxfam ni par exemple… Après, il y a aussi des débats, effectivement, sur les effets rebonds, ou au contraire, les effets de gain… L’un des rapports sur lesquels il y a beaucoup de débats, c’est le rapport du GSMA, l’association professionnelle (pour le dire gentiment) ou le lobby (pour le dire plus explicitement) des opérateurs mobiles européens et internationaux. Selon cette étude, chaque kilo de CO2 dépensé pour le numérique faisait économiser 10 kilos de CO2 par ailleurs. En prenant l’estimation maximale de gain d’une transformation globale qu’ils attribuaient au seul numérique, elle était donc extrêmement généreuse avec le numérique ! Par exemple, ils attribuaient au numérique tous les gains liés au télétravail, ou bien au smart farming, tous les gains de l’agriculture, etc.

Et quelles conclusions tirez-vous de tout cela ?

Pour résumer, aujourd’hui, je dirais que la question de l’empreinte numérique est une bonne question… mais a-t-elle lieu d’être ? Puisque l’on n’arrivera jamais à la trancher, ne vaudrait-il pas mieux se poser d’autres questions, ou alors mesurer d’autres choses que cela ? Je pense notamment que c’est toujours intéressant, comme exercice, ne serait-ce que pour stabiliser, pour affiner les outils, de le faire à l’échelle d’une activité. Par exemple de comparer le streaming au DVD ou le streaming au disque, pour prendre un exemple que je connais (j’ai fait beaucoup d’études sur les usages du streaming de musique, des algorithmes de recommandations). Ça n’est pas inintéressant, parce que cela aide à se poser plein de questions. Essayer de délimiter oblige aussi à être très précis.

Après, au niveau global, effectivement, c’est un peu la thèse que défend Gauthier Roussilhe : il a démonté le rapport du GSMA point par point, et dénoncé le fait qu’on n’ait pas accès aux chiffres des industriels. Son opinion est qu’en l’état actuel du débat public, c’est une question qu’il faut mettre de côté, comme vous disiez.
Selon lui, il faudrait se remettre…

… au niveau local et étudier des impacts locaux du numérique ou des écosystèmes locaux en transition et voir le rôle qu’y joue le numérique.

Mais comment alors allez-vous expliquer la transition aux élèves de Télécom Paris ?

Le premier écueil à éviter est de penser qu’on connaît la transition écologique, la façon dont il faudrait qu’elle soit conduite, que tous les gens qui réfléchissent sont d’accord et que, simplement, on manque de courage et que c’est désespérant qu’on ne la fasse pas ! Ce n’est sûrement pas la bonne description. La transition écologique, pour l’instant, ce sont des récits avec un horizon, des récits qui ne racontent pas tous la même histoire, dans lesquels il n’existe pas un accord sur l’enchaînement des moyens et des infrastructures qu’il faudrait mettre en place et des objectifs à poursuivre.

On a donc aujourd’hui différents types de récits de transition. C’est une première étape qui est nécessaire et il faut être très courageux pour les construire. Et je ne critique absolument pas les acteurs qui se sont investis dans ces récits de transition : le Shift Project quand il publie le plan de transition de l’économie française, que ce soit AgriTerres, que ce soit le Drawdown Project, que ce soient les gens qui auront conçu le Green New Deal… Ce sont des récits qui essaient d’imaginer à quoi pourrait ressembler la transition. Seulement, quand ils préconisent de supprimer 50% de consommation de viande ou 50% d’industrie, ils ne vont jamais jusqu’au bout sur les chemins pour y parvenir, en nous indiquant par exemple « ces 50% de viande en moins on les obtiendrait en faisant voter telle loi ou en résiliant tel traité de libre-échange »…

Donc, en synthèse, on a une prolifération de récits qui sont plus ou moins solides, plus ou moins constitués. Par ailleurs, on a certains outils sur lesquels certaines études montrent qu’ils marchent un peu : la taxe carbone, la communication auprès des consommateurs, les réglementations de certains secteurs, etc.

Le premier message à faire passer aux élèves éviterait la désespérance et l’idée que j’ai déjà rencontrée chez des étudiants dans de précédents séminaires qui est de penser que la transition est déjà un sujet adressé, qu’on sait quoi faire et que cela va arriver. Non, ça ne va pas arriver, et cela n’existe pas aujourd’hui !

Après, pour l’enseigner, et quand on souhaite s’y repérer dans cette prolifération de discours, il y a une organisation qu’on peut reprendre à Pierre Charbonnier, le philosophe qui en charge de ce sujet à Sciences Po (et l’auteur de l’ouvrage « Culture écologique »), est qu’il existe trois grandes familles de récits de la transition ou d’imaginaires de la transition, et c’est sur cette trilogie que je vais m’appuyer pour expliquer aux élèves comment fonctionne la transition.

Ces trois grandes familles sont plus des récits socio-économiques : très schématiquement, il y a la famille capitalisme vert, dont le discours est : le capitalisme fonctionne, on n’y change rien ; la prise en compte des externalités a juste été oubliée, dont les effets pervers des marchés sur l’environnement, ils doivent simplement être réintégrés. Donc il faut mettre en place un bon marché du carbone, avec un bon prix du carbone et quelques correctifs, et cela finira par rentrer dans l’ordre.

Il y a le deuxième grand imaginaire qui est le Green New Deal, qui dit qu’il est toujours possible de s’appuyer sur la base existante du système socio-économique, mais par que contre, il existe un grand défi, tout comme ce fut le cas entre les années 1930 et le début des années 1960 avec chômage massif, crise mondiale, puis guerre et reconstruction qui nécessitèrent de mobiliser toutes les énergies et de créer des grandes infrastructures telles que la sécurité sociale, etc., qui furent des moments fondateurs pour nos sociétés. Ce récit propose de garder nos structures de capitalisme, mais d’être hyper volontaristes sur le plan des politiques publiques. Cet imaginaire est un peu plus riche que le précédent en ce sens où il est possible de tordre le marché, ou de mettre en place des institutions pour que cela ait du sens pour les sociétés qui vont le faire. Cela peut aussi aller avec des formes de redistribution, ou une prise en compte des inégalités. Par contre, on reste dans un modèle productiviste, mais sans carbone. D’ailleurs, ce sont souvent des récits qui arrivent à penser le carbone, éventuellement l’eau, mais qui ont du mal à penser tous les autres matériaux et toutes les autres incidences sur l’environnement.

Et enfin il y a la troisième grande famille de pensée de la transition, qui sont tout un ensemble de théories (souvent placées un peu vite dans les pensées de la « décroissance »), qui ne croient pas que le système socio-économique actuel puisse juste être décarboné, continuer à fonctionner et redevenir vertueux, et qui réfléchissent à des façons de réorienter ou de changer les règles un peu plus radicalement. Là pour le coup, c’est plus un foisonnement qu’un ensemble cohérent, comme on a dans le Green New Deal par exemple.

J’imagine que c’est assez difficile d’enseigner une matière mouvante, en ébullition, de raconter ce qui est en train de se passer ?

Je vais leur décrire cela comme le paysage intellectuel d’aujourd’hui, avec des racines plus anciennes. C’est à dire que derrière le capitalisme vert, on a la pensée libérale avec tout ce qu’elle a de bien et de moins bien, derrière le Green New Deal, c’est une pensée de la social-démocratie telle qu’elle s’est construite tout au long du XXe siècle, tandis que les pensées de la « décroissance », elles, remontent quand même aux années 1960…

Sur le plan psychologique, n’avez-vous pas peur de l’éco-anxiété des élèves, qui peut même aller plus loin car ils sont à la fois aux origines des technologies polluantes et des solutions de transition : ce sont des ingénieurs qui ont créé le problème mais c’est aux nouvelles générations d’ingénieurs d’apporter la solution… c’est beaucoup de pression, non ?

Il faut gérer le choc émotionnel… moi-même je me souviens très bien, quand j’ai commencé à travailler sur l’environnement en tant que sociologue du numérique, j’étais invité dans des week-ends de conscientisation écologique au sens scientifique du terme, avec un expert de l’environnement, un expert de la biodiversité, etc. La première fois qu’on voit tout ensemble, il y a un choc intellectuel et émotionnel important… On ne sait pas encore exactement si notre cours va provoquer ce choc ou non. On a des TD et des espaces pour qu’il y ait des moments de discussion…

En tous les cas, je trouve cela un peu dur de dire aux ingénieurs « C’est de votre faute et c’est maintenant votre responsabilité ». Justement ce que nous construisons avec Philippe Ciblat et Alban Ouahab, c’est plutôt de dire :

« L’excès des techniques n’est pas seul en cause, mais l’histoire depuis le XIXe siècle où se sont intriqués la science, la technique et le capitalisme qui aboutit au fait que quelque chose d’incontrôlé fut créé, ainsi qu’une prolifération peu démocratique de la science… mais cela n’est pas qu’un problème de techniques ».

Je pense qu’il est important aussi de leur dire « Je ne sais pas, entre ces différentes options, quelle est la bonne ». Je ne vais pas leur dire : « Il faut croire dans la décroissance, ou aujourd’hui tous les modernistes et les hommes de bonne volonté s’unissent derrière la pensée du Green New Deal »… Mon objectif est de leur fournir des références et de leur dire « Voilà le paysage dans lequel vous devrez naviguer et pour vous y retrouver, vous devez d’abord savoir ce qu’est un paysage et surtout ne pas croire qu’il y a un truc à apprendre » ; c’est dur pour les ingénieurs qui seraient tentés de nous demander « Que doit-on apprendre, expliquez-nous comment on fait ? ».

Notre message est plutôt de leur brosser le tableau général et de les orienter vers des lectures, sans doute de faire des liens aussi avec ce qu’ils connaissent. Par exemple, « En ce moment, Jean-Marc Jancovici est quelque part entre le Green New Deal et la décroissance ». Ou de prendre l’exemple du Shift Project pour voir comment il se positionne sur différents sujets. Ce que nous voulons, c’est qu’ils puissent continuer à se faire une idée sans être trop perdus, et aussi qu’ils réalisent que les autres sont également un peu perdus !

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