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Comment décider dans des environnements incertains

Comment décider dans des environnements incertains
Retour sur la success story « Déplier l’incertain » consacrée Meilleur dispositif pédagogique à l’ère numérique et Prix de l’Innovation pédagogique 2023

Valérie Fernandez et Thomas Houy, enseignants-chercheurs à Télécom Paris, sept. 2023.

Thomas Houy et Valérie Fernandez (source FNEGE)

Tous deux enseignants-Chercheurs (HDR) à Télécom Paris, Valérie Fernandez est Docteure en Théorie des Organisations et Thomas Houy est Maître de Conférences et Docteur en Sciences de Gestion. Ils ont l’habitude de travailler ensemble et ont déjà co-écrit deux ouvrages en commun, pour accompagner les entreprises travaillant sur l’innovation.

Propos recueillis par Isabelle Mauriac.

Valérie, Thomas, la méthode que vous avez créée pour aider les entreprises à mieux décider dans des environnements incertains vient d’être récompensée par plusieurs prix prestigieux de la part de Sociétés Savantes (l’AEI, la FNEGE et AUNEGe). Par ailleurs, les médias ont largement relayé vos travaux sur les bonnes pratiques à adopter dans des contextes imprévisibles. Comment expliquez-vous cet accueil favorable de la part des journalistes, des professionnels et des chercheurs ?

L’appétence des médias pour nos travaux s’explique en grande partie par le sujet que nous abordons. Beaucoup d’événements récents ont mis en évidence le caractère incertain de l’environnement dans lequel évoluent les entreprises. Le Covid et la guerre en Ukraine en sont deux illustrations. Ces événements ne pouvaient pas être anticipés et pourtant ils ont eu des conséquences majeures sur l’activité des entreprises : le Covid a contraint les organisations à adopter rapidement de nouvelles modalités de conception, de production et de distribution de leurs biens et de leurs services. La guerre en Ukraine a, quant à elle, eu un effet immédiat sur le prix de l’énergie, ce qui a obligé un grand nombre d’entreprises à se réorganiser, parfois même à changer leurs modèles d’affaires. Beaucoup de journalistes sont donc venus nous voir pour tenter de comprendre ce que les chercheurs avaient à dire sur la manière de prendre des décisions stratégiques et opérationnelles dans des environnements particulièrement chaotiques.

Concernant les professionnels, ils ont été les premiers à observer le caractère inopérant des outils traditionnels d’aide à la décision dans ce nouveau contexte d’incertitude. Lorsque l’avenir devient totalement imprévisible, les business plans, les études de marchés ou encore les études de la concurrence montrent en effet des limites évidentes. Confronté à un environnement socio-économique de plus en plus déroutant, le monde professionnel a donc été rapidement demandeur de nouvelles méthodes pour tenter de comprendre comment il est possible de réaliser des choix éclairés en l’absence d’information fiable sur le futur. Autrement dit, il y avait de la part des praticiens une volonté évidente de renouveler l’appareillage technique à partir duquel se prenaient leurs décisions. De notre côté, nous ne voulions pas seulement produire des idées mais aller jusqu’à la conception d’un outil pour aider très concrètement les entreprises. La diffusion de nos recherches auprès des praticiens nous semble ainsi avoir une explication assez simple : nous offrons une solution sur étagère à des professionnels qui en éprouvaient expressément le besoin.

S’agissant des chercheurs, ils ont probablement été séduits par notre initiative car elle participe d’une réflexion de fond sur un probable changement de paradigme en Management. Les grands modèles théoriques sur lesquels se fondent les prises de décisions stratégiques des entreprises ont souvent été pensés dans des univers « risqués » et non « incertains ». La survenance d’une incertitude croissante sur les marchés a mis à l’épreuve ces modèles et oblige dorénavant les chercheurs à repenser la manière dont il convient d’opérer des choix en entreprise. Notons qu’il existe, depuis plusieurs années, des percées significatives du monde de la recherche sur les bonnes pratiques à adopter dans des environnements troublés. Pas seulement en Sciences de Gestion mais également en Psychologie, en Économie, en Sociologie, etc. Nos travaux accompagnent et prolongent cette trajectoire critique observée depuis quelques temps. Pour le dire autrement, notre contribution nous semble avoir été appréciée par nos pairs car elle traite de questions particulièrement débattues en recherche ces derniers temps.

Votre travail se fonde sur des réflexions académiques. Mais vous n’avez pas simplement voulu contribuer à l’état de l’art en Sciences de Gestion. Par-delà votre production scientifique sur la manière de prendre des décisions dans l’incertain, vous avez souhaité adresser vos résultats de recherche directement au monde professionnel. Les praticiens ont-ils été nombreux à vous suivre ?

En effet, nous sommes des chercheurs. Dans le cadre de notre métier, nous sommes donc amenés à contribuer à la littérature académique sur nos sujets de prédilection. Pour autant, nous pensons que les professionnels n’ont ni le temps ni parfois l’envie d’aller lire nos résultats de recherche, le plus souvent consignés dans des revues scientifiques spécialisées en Management. Sur ce genre de sujet, nous croyons donc que c’est aux chercheurs d’aller vers les praticiens. Pas l’inverse. Il nous revient donc, à nous chercheurs, la responsabilité de leur rendre compte des bonnes pratiques à adopter dans des environnements imprévisibles. Et nous avons décidé de le faire au moyen d’un outil : le Decision Model Canvas (DMC), pour être certain de proposer aux professionnels un contenu immédiatement actionnable.

De nombreux praticiens ont expérimenté et continuent d’utiliser notre outil. Ces professionnels travaillent dans des entreprises de tailles variées et opèrent dans des secteurs d’activité très différents. Pour vous donner quelques exemples, nous avons accompagné des professionnels qui devaient gérer des projets ambitieux dans le monde de la Santé, de l’Industrie, de l’Immobilier, de l’IT, de l’Énergie, du Service aux entreprises, du Commerce en ligne, de la Formation, etc. Par-delà les entreprises privées, nous avons même opéré un déploiement de notre méthode au sein de l’Administration. En effet, l’incertitude n’est pas une caractéristique réservée aux projets menés dans les entreprises. L’État agit aussi dans un contexte de plus en plus incertain.

Notre plus grande fierté a été de constater que la diffusion de notre méthode s’opérait même sans notre intervention. Plusieurs consultants se sont saisis en effet de notre méthode pour accompagner leurs propres clients. Notre démarche a été pensée dès le départ comme un projet « open source », nous en sommes ravis.

« La diffusion de nos recherches  auprès des praticiens nous semble avoir une explication assez simple :  nous offrons une solution sur étagère à des professionnels qui en éprouvaient expressément le besoin. »

Puisque vous avez accompagné de nombreux projets menés dans l’incertain, pouvez-vous nous faire un retour d’expérience sur les erreurs les plus fréquemment commises par les entreprises lorsqu’elles opèrent dans des contextes imprévisibles ?

Donnons deux erreurs assez fréquentes. Lorsqu’un dirigeant d’entreprise, un manager ou un collaborateur prend une décision dans l’incertain, il substitue souvent les questions complexes qui se posent à lui par des questions faussement simples. Il agit ainsi pour se rassurer et croire qu’il conserve encore une forme de contrôle sur la situation. Mais factuellement, il se ment à lui-même. Ce comportement l’amène à croire à des chimères et à prendre de mauvaises décisions. C’est ce qu’on appelle le « biais de substitution », très courant dans l’incertain.

Donnons un autre exemple d’erreur régulièrement commise dans l’incertain par les entreprises. Dans les organisations, quel que soit le niveau où se prend la décision, les personnes pensent souvent que l’observation des événements passés et leur expérience vont pouvoir les aider à prendre la bonne décision. Malheureusement dans l’incertain, le passé ne peut aider personne. Les événements à venir sont désormais imprévisibles et sans rapport avec ce qui s’est déjà produit auparavant.Se retourner vers le passé pour tenter d’appréhender demain devient donc l’une des meilleures façons d’échouer dans un contexte imprévisible. Cette erreur assez commune est connue sous le nom du « biais de disponibilité ».

« Grâce à notre outil, nous partageons avec les praticiens des techniques pour qu’ils puissent vérifier si leurs certitudes initiales sont bien fondées, ou au contraire si elles sont bancales. Notre outil leur donne des astuces pour regarder leurs angles morts avec complétude. »

Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre outil ? Comment parvient-il à aider les entreprises à prendre de meilleures décisions dans des contextes d’incertitude ?

Dans n’importe quel projet mené dans l’incertain, les professionnels expriment généralement certaines certitudes sur le futur. Ces croyances sur l’avenir sont d’ailleurs souvent le point de départ de leur projet. Malheureusement, ces certitudes sont fréquemment définies à partir d’une observation biaisée de la situation dans laquelle évolue l’entreprise. Grâce à notre outil, nous partageons donc avec les praticiens des techniques pour qu’ils puissent vérifier si leurs certitudes initiales sont bien fondées, ou au contraire si elles sont bancales.

Par ailleurs, dans n’importe quel projet mené dans l’incertain, les professionnels ne sont pas suffisamment conscients des angles morts qui entourent leurs projets. Souvent, ils savent qu’il existe un certain nombre de sujets sur lesquels ils n’ont pas suffisamment d’informations. Mais ils sous-estiment la quantité d’inconnues auxquelles ils devraient faire attention pour leurs projets. Grâce à notre outil, nous leur donnons donc des astuces pour regarder leurs angles morts avec complétude.

Enfin, dans n’importe quel projet conduit dans l’incertain, les praticiens auront également tendance à être victime du « syndrome du lampadaire » : ils tenteront de progresser sur leur projet en entreprenant des actions dans des zones balisées, là où le terrain est éclairé pour filer la métaphore du lampadaire. C’est malheureusement une très mauvaise idée pour mener un projet dans l’incertain. Il faut au contraire que les porteurs de projets aillent chercher des signaux faibles sur leur projet, c’est à dire des informations surprenantes de prime abord. Le Decision Model Canvas aide justement les praticiens à entreprendre des actions pour explorer efficacement la boîte noire qui est devant eux.

« Les praticiens auront également tendance à être victimes du « syndrome du lampadaire ». Nous les aidons à entreprendre des actions pour explorer efficacement la boîte noire qui est devant eux. »

Et si vous aviez encore un souhait pour le développement de votre outil, lequel serait-il ?

Notre satisfaction autour de ce travail est proportionnelle au nombre de praticiens que nous parvenons à aider. Nous serions donc ravis de voir la diffusion de notre outil se prolonger et s’amplifier. Pour tous les lecteurs de la présente interview, s’ils souhaitent prendre connaissance de notre méthode, ils peuvent se rendre sur notre site dédié : www.incertain.fr . Ils accéderont gratuitement et sans effort à toutes nos réflexions. Ils pourront également télécharger notre outil et l’utiliser de manière autonome grâce aux tutoriels que nous avons réalisés à cet effet. Pour ceux qui ont un rapport plus analytique aux questions d’incertitude, ils peuvent aussi aller prendre connaissance de nos travaux en suivant le MOOC que nous avons produit sur Coursera : « Manager dans l’incertain« .

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