Télécom Paris Ideas
Finance et risque climatique

Comment la finance peut contribuer à la lutte contre le dérèglement climatique :

Quantification du risque climatique

Imène Ben Rejeb Mzah, diplômée Télécom Paris/Oxford, BNP Paribas, juillet 2025

Imène Ben Rejeb Mzah, diplômée Télécom Paris/Oxford, BNP Paribas (vignette Ideas)

La nature est aujourd’hui intégrée dans un système financier global et, quoi qu’il faille en penser, il est intéressant d’en comprendre les mécanismes. Pour apporter un éclairage sur ces relations multiples, Imène Ben Rejeb Mzah, diplômée de Télécom Paris et de l’Université d’Oxford, aujourd’hui responsable de l’analyse des données et de la recherche sur l’environnement à BNP Paribas, répond à nos questions.

  • Comment la finance peut-elle contribuer à la lutte contre le dérèglement climatique en orientant les financements vers des activités vertueuses pour le climat ?
  • Comment les banques abordent cette question ?
  • Quel est le rôle du numérique en matière d’évaluation de la performance environnementale des entreprises ?

Propos recueillis par Isabelle Mauriac

Podcast

Retrouvez cette interview en format audio dans le cadre des podcasts Télécom Paris Ideas :

Podcast enregistré le 15 mai 2025 par Michel Desnoues, Télécom Paris

Banques et risques climatiques

L’importance des enjeux pour les entreprises de mobiliser les financements privés des banques est connu, mais pour bien appréhender ce sujet, pouvez-vous nous parler de ces mécanismes de financement bancaire et de leur rôle central dans l’économie ?

Une banque est une institution financière essentielle qui collecte l’épargne et accorde des prêts. Elle met également à la disposition des clients des moyens de paiement. La banque a un rôle d’intermédiation : autrement dit, elle va transformer les dépôts qu’elle collecte en prêt aux clients. Pour vous donner une idée de l’importance de ce rôle-là, l’agence internationale de l’énergie estime la part des financements commerciaux de la totalité des financements du secteur de l’énergie à près de 75%. La grande majorité des financements de ce secteur-là proviennent des banques.

Ainsi, sans ces financements, il ne pourrait pas y avoir de transition énergétique pour faire simple.

Quel peuvent être les risques que vous allez chercher à identifier ? Prenez-vous en compte le changement climatique, mais aussi la diminution des ressources, ou bien l’érosion de la biodiversité ?

Le risque climatique peut se matérialiser par un risque de transition ou un risque physique. Le risque de transition se définit comme l’ensemble des sous-risques liés à l’adaptation des économies à une trajectoire bas carbone. Pour illustrer ce risque-là, prenons l’exemple des activités de charbon thermique. Tous les scenarii bas carbone s’accordent sur le fait qu’il faut sortir du charbon thermique à moyen terme.

Donc, financer le charbon thermique revient à s’exposer à un risque de transition parce que cette activité-là va se réduire par le biais, entre autres, de certaines politiques publiques, comme des taxes carbone ou des quotas carbone qui peuvent s’exercer pour contraindre ces activités avec pour effet de réduire la rentabilité financière de ces activités et donc de générer un risque financier pour la banque.

Il existe aussi un autre risque climatique, le risque physique qui regroupe tous les risques liés à l’intensification et à l’augmentation de la fréquence des aléas météorologiques extrêmes comme les inondations, les vagues de chaleur, la sécheresse, les incendies, etc.

Financer des actifs ou des activités qui sont exposés à ce risque physique revient à exposer son bilan à ce risque. Une banque qui finance quasiment l’ensemble de l’économie dans quasiment la totalité des pays du monde est évidemment exposée à ces deux risques climatiques.

Parmi ces risques, il y a bien sûr le risque carbone mais il y a aussi celui de perte de biodiversité ?

Aujourd’hui, 50% du PIB mondial dépendent modérément ou fortement des services écosystémiques de la biodiversité.

Par conséquent, une banque qui finance la totalité ou presque de l’économie mondiale est évidemment exposée aux risques de perte de biodiversité et de la même manière aux risques de perte de ressources.

Le rôle des réglementations

Parmi les réglementations codifiant et incitant les entreprises à publier les informations sur leurs risques extra-financiers, l’Union Européenne a suspendu la directive CSRD sur le reporting ESG et le devoir de vigilance. Où en est-on sur le front réglementaire et ces réglementations sont-elles suffisantes pour aiguiller les entreprises dans la bonne direction ?

La CSRD est la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises. Elle a été retranscrite dans la législation nationale d’une partie des pays européens, dont la France. Il faut savoir que c’est une réglementation qui requiert bon nombre d’informations (disclosures) de la part des entreprises. Dans sa version d’il y a quelques mois (2025), elle requérait à peu près 1000 points de données à fournir par l’entreprise. Cela pourrait mobiliser des centaines de collaborateurs pour pouvoir fournir cet état de durabilité.

Il est sûr que cet effort ne peut pas être soutenu par l’ensemble des entreprises et notamment les plus petites d’entre elles. Il y a quelques mois, la loi omnibus a permis de simplifier les exigences de la CSRD, notamment en termes de champ d’application. Aujourd’hui 80% des entreprises qui étaient initialement soumises à la CSRD ne le sont plus grâce à cette loi omnibus. Le reporting a été également simplifié. Elle a également accordé aux entreprises encore soumises à la CSRD un délai jusqu’à 2028 pour publier.

D’autant avec ces rétropédalages sur les réglementations, vous contentez-vous à BNP Paribas de ces réglementations, allez-vous plus loin ou suivez-vous une voie parallèle ?

Il y a eu récemment cet allègement de la réglementation mais il faut savoir que nos informations et nos engagements climatiques sont d’abord volontaires. Nous avons commencé à publier des indicateurs quantitatifs sur une base volontaire, il y a quelques années déjà. Il y a quatre ans, nous publiions nos premières cibles sectorielles d’alignement climatique. Nous avons notre propre approche d’évaluation des risques ESG (Environnemental, Social et de Gouvernance) des entreprises qui s’appuie sur d’autres données que celles issues du Le reporting CSRD, pour trois raisons.

La première est le périmètre, parce que le Le reporting CSRD n’est obligatoire que pour une partie de l’économie, essentiellement les grands groupes, outre le fait que la directive CSRD n’a pas été transposée dans toutes les lois européennes.

La deuxième raison est la précision, parce que pour certains cas d’usages comme l’évaluation de la performance climatique des entreprises, il faut des données très précises, et pour cela standardiser ces données à un niveau très élevé.

Enfin la troisième raison pour laquelle d’autres données que celles issues du Le reporting CSRD sont utilisées, c’est la temporalité. Comme je disais, alors que le Le reporting a commencé à s’appliquer cette année et ce de manière partielle, nous avions déjà pour notre part commencé à évaluer la performance environnementale et sociale de nos clients depuis plusieurs années.

Et sur un plan plus qualitatif, ces réglementations vous semblent-elles prendre en compte d’une façon suffisamment exhaustive ces questions des interactions de l’entreprise avec son environnement ? Ou bien manque-t -il des critères ?

Quand on travaille sur la modélisation du risque extra-financier, il faut toujours plus de standardisation. Mais la CSRD (dans sa première version) demandait énormément d’informations pour des entreprises qui n’étaient pas en mesure de fournir cet effort de Le reporting.

C’est sûr qu’il faut aller vers plus de d’informations, plus de standardisation par tous les acteurs de l’économie, mais il faut y aller crescendo sans imposer un fardeau additionnel aux entreprises alors que leur compétitivité est en jeu.

Le rôle des banques peut-il consister à les aider à quantifier leur empreinte environnementale et donc à être plus vertueux ?

La quantification de l’empreinte environnementale d’une banque passe par la quantification des empreintes de ses clients.

Lors des discussions avec les entreprises, il est possible échanger sur nos méthodologies d’évaluation de la performance environnementale. Nous nous adaptons bien sûr à la maturité de l’entreprise à laquelle nous nous adressons, certaines sont très mûres et très avancées dans leur méthode de quantification, d’autres beaucoup moins.

La science des données dans la mesure de l’empreinte environnementale

Parlons justement de modélisation car pour évaluer, il vous faut d’abord modéliser avec des modèles statistiques ou de machine learning. Comment procédez-vous techniquement et le modèle est-il plus précis avec l’intelligence artificielle ?

Pour quantifier les risques climatiques d’un portefeuille de financement par exemple, il nous faut de la donnée extra-financière sur les financements qui composent ce portefeuille.

Parfois cette donnée manque et il est possible de recourir à la modélisation pour la compléter : utiliser des modèles classiques comme les modèles statistiques ou recourir à l’IA comme le machine learning pour prédire ces données manquantes.

Nous avons par exemple travaillé sur la modélisation des diagnostics de performance énergétique par machine learning : nous avons tout d’abord testé l’approche statistique classique, en utilisant entre autres des moyennes régionales, tout en réduisant le rayon dans lequel chercher les données pour approximer un DPE (Diagnostic de Performance Énergétique) cible. Puis nous avons comparé la performance de ces approches-là par rapport à des modèles un peu plus sophistiqués de machine learning :

… nous avons démontré que dans ce cas précis, le machine learning peut apporter une modélisation plus précise.

Mais le machine learning suppose des données additionnelles qui ne sont pas forcément disponibles en open source et qu’il faut donc acheter. Et il implique aussi des temps de calcul supérieurs à ceux du modèle statistique classique. Par conséquent, il nous faut faire un arbitrage entre la précision et le coût du modèle pour chaque cas d’usage identifié.

Les données ne sont-elles pas difficiles à obtenir sur ces sujets de performance environnementale et comment vous assurez-vous de leur bonne qualité et de leur fiabilité ?

La première étape de toute modélisation consiste à vérifier la qualité des données donc de procéder à des contrôles de qualité des données : il faut s’assurer qu’il n’existe pas de valeur aberrante ou manquante, nettoyer et mettre en forme les données pour qu’elles soient utilisables par l’algorithme. C’est le pré-traitement parce que sans données fiables, il n’est pas possible de modéliser. Selon l’adage très connu dans notre domaine, garbage in garbage out, si on donne des données de mauvaise qualité à l’algorithme ou au modèle, on ne peut pas s’attendre à un résultat de bonne qualité.

Vous travaillez aussi sur la piste des données satellites qui pourraient être utilisées, notamment pour vérifier l’usage des sols, par exemple pour des entreprises dans l’agroalimentaire. Cette pratique ne pose-t-elle pas des problèmes juridiques parce que vous êtes un organisme privé ?  Pouvez-vous collecter ces données satellites ?
Nous testons l’utilisation de l’image satellite pour plusieurs cas d’usage afin d’améliorer la disponibilité et la qualité des données utilisées et de notre connaissance de notre portefeuille en termes de performance extra-financière.

Nous allons utiliser en premier lieu des satellites publics comme ceux fournis dans le cadre du programme européen Copernicus, qui met à disposition une constellation de satellites publics comme Sentinel 5p et 2p dont les données sont disponibles en open source. Ensuite nous pouvons aussi acheter des données satellites auprès de vendeurs de ces données commerciales ; dans ce cas, des contrats sont mis en place avec la batterie de contrôles du respect de la protection des données.

Pour en revenir aux cas d’usage, nous avons testé récemment l’utilisation de l’image satellite pour la quantification des émissions de méthane issues des infrastructures pétrolières. Sur une image hyper spectrale, nous allons déceler les différents pixels représentant les différentes concentrations de méthane dans l’atmosphère. La forme ressemble à une plume de méthane visible. Nous pouvons utiliser des algorithmes assez avancés pour estimer la source et la durée d’émission. Cela nous permet aussi de quantifier la quantité de méthane des bassins d’hydrocarbures concernés.

C’est un premier cas d’usage ; vous travaillez aussi sur l’usage des sols ?

Oui, c’est un autre cas d’usage auquel nous nous intéressons. Il s’agit d’évaluer le type de land use des différentes surfaces. C’est utilisable dans le cadre de la qualification des pratiques agricoles, par exemple.

Trajectoire climat

À partir de ces indicateurs, vous allez piloter le portefeuille des activités de vos clients et suivre leur trajectoire climat dans la durée ?

Nous allons d’abord étudier des scénarios de référence comme celui de l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), le NZE (zéro émission nette d’ici 2050) qui nous donne une trajectoire théorique des émissions qui, avec une probabilité d’au moins 50%, nous garantit de limiter le niveau de réchauffement climatique à 1,5 en 2100 par rapport au niveau pré-industriel.

Ce scénario de référence va nous servir de boussole. Ensuite nous allons évaluer la trajectoire de nos clients par rapport à ce scénario-là. Il faut pour cela définir un indicateur de performance climatique. Par exemple si nous nous intéressons au secteur de la génération d’électricité, nous allons regarder des indicateurs comme l’intensité d’émissions par kilowattheure générés. Nous nous intéressons d’abord à la performance actuelle donc l’intensité moyenne d’émissions par kilowattheure généré par l’entreprise. Puis nous allons  pouvoir projeter cette performance et comparer cette projection par rapport à la trajectoire de référence du NZE. Nous faisons cela au niveau du client mais aussi au niveau de notre portefeuille de financement : nous calculons de la même manière la performance moyenne du portefeuille, c’est-à-dire l’intensité d’émissions par kilowattheure financé par le portefeuille. Puis nous projetons cette intensité d’émissions et la comparons par rapport à la trajectoire de référence du scénario 1,5.

Les modèles dont vous vous avez parlé sont-ils open source et d’autres banques peuvent-ils y avoir accès ?

Toutes nos méthodologies de mesures d’alignement climatique sont open source. Nous avons travaillé avec des pairs, des groupes de réflexion pour les développer et corédigé ensemble des méthodologies sectorielles que nous appliquons nous-mêmes.

Tout ça est disponible en open source pour que d’autres puissent les utiliser. L’objectif serait d’utiliser les mêmes méthodologies de manière à faire converger les actions et maximiser l’impact sur l’économie réelle.

Nous faisons aussi de la R&D interne et en partageons une partie en open source, comme par exemple la modélisation par machine learning dont je parlais au début de cet entretien pour prédire les diagnostics de performance énergétique manquants.

Sur ce sujet nous avons écrit un article, disponible en open source, retraçant notre démarche scientifique teste les deux modèles sont testés (statistique et de machine learning), et où nous communiquons les résultats de ces tests, afin que d’autres acteurs puissent les utiliser sans avoir à fournir tous les efforts de recherche que nous avons fournis.

S’agissant de la conception de ces modèles de machine learning, vous avez une équipe de data scientists qui travaille à vos côtés ?

Oui, je gère une équipe de data scientists spécialisés dans la quantification des risques environnementaux : le machine learning, l’utilisation de ces nouvelles technologies comme des données issues d’imagerie satellite. Autant de missions que des data scientistes sont amenés à mener pour améliorer la mesure du risque environnemental.

 

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